Adelnas gisait étalé de tout son long sur le canapé, fixant du regard un point dans l’espace, plongé dans ses pensées. Il lui arrivait souvent de ne rien faire comme en ce moment. Il laissait divaguer son esprit sans but, flottant dans l’instant, indécis et incertain. Il aimait cette torpeur qui s’emparait de lui et le laissait parfois glisser dans un sommeil imprévu. Le soleil déclinait doucement. La journée avait été chaude et sèche. Une journée de fin d’été où le feuillage fatigué des arbres commence à lâcher prise, annonçant l’arrivée de l’automne. Alors que sa seule volonté ne suffisait pas à le tirer de son état méditatif, un bruit fracassant le ramena à la réalité avec promptitude.
Il se redressa sur son séant les yeux écarquillés, hébété comme quelqu’un que l’on tire du sommeil sans ménagements. Sa fesse endolorie lui rappela brusquement un épisode de voltige aérienne dont il avait été le héros malgré lui. C’était la veille au soir, une fin de journée comme aujourd’hui. A la sortie du boulot, il avait décidé de satisfaire une irrésistible envie de bonbons. Une envie de sucre méchante et tenace qui l’avait taraudé toute la journée. Il avait calculé qu’il aurait le temps de passer en coup de vent au supermarché pour s’acheter un paquet de sucreries avant de filer chez sa grand-mère à qui il avait promis sa soirée.
C’était un petit bout de femme dynamique et malicieuse qui habitait une maisonnette dans le village voisin. Sur son bout de terrain elle cultivait amoureusement un potager et quelques fleurs avec lesquelles elle confectionnait des bouquets qui décoraient la table du séjour. Adelnas adorait sa grand-mère qui l’avait élevé depuis la mort de sa mère. Il ne se lassait pas d’écouter les anecdotes qu’elle voulait bien lui raconter de sa vie de photo-reporter. Ce soir-là, il avait sauté dans sa voiture et foncé au supermarché du coin pour calmer son besoin de douceur. La vie qu’il menait ne le comblait guère et il en avait déduit que l’envie de sucreries révélait sans doute un manque chez lui. Un manque affectif ? Une absence de saveur ? Il aurait aimé être comme sa grand-mère. Un paradoxe, lui qui n’avait pas encore vingt-cinq ans enviait une femme de plus de soixante-dix ans. Il espérait capter un peu de cette énergie qui l’animait en la fréquentant régulièrement. Les visites qu’il lui rendaient n’étaient pas une contrainte pour lui mais plutôt un moyen d’animer sa vie et de chercher l’inspiration à travers les tumultes de l’existence fascinante de sa grand-mère.
Il s’était jeté sur la première place libre qui s’était présentée et en quelques enjambées avait rejoint l’entrée du supermarché, slalomant entre les caddies des clients en direction du rayon des bonbons. C’est en déboulant dans le rayon fruits et légumes qu’il avait eu l’occasion de faire la démonstration de son habileté à l’exécution du triple axel sur carrelage. Les gens sont inconscients. Ils goûtent les produits dans les rayons. Ils picorent un grain de raisin ici ou un petit morceau de melon disposé dans une assiette pour allécher les gourmands et susciter ainsi des achats non prévus. Ils ne se soucient guère du grain de raisin qu’ils ont fait tomber. Ils se contentent d’en prendre un autre pour savoir s’ils vont ou non acheter quelques grappes. Le grain avait roulé sous les étalages et terminé sa route au milieu de la travée suivante, juste à la sortie du virage qu’Adelnas allait prendre au pas de course.
La synchronicité de la présence d’un grain de raisin au sol et d’un jeune homme en pleine course débouche sur une figure acrobatique improbable. Adelnas avait décollé du sol au moment ou son pied prenait appui pour accélérer après avoir contourné l’angle du rayon des légumes. Il avait réalisé un soleil remarquable avant de retomber lourdement sur sa fesse droite. Un instant abruti par sa prestation, il s’était relevé tant bien que mal. Personne n’était venu l’aider. Quelques-uns s’était même esclaffé en le voyant voltiger de la sorte. Endolori et confus, Adelnas était parti clopin-clopant vers les toilettes. Il s’était aspergé le visage d’eau fraîche autant pour éteindre la honte qu’il ressentait de s’être étalé devant tout le monde que pour doucher la déception qu’il avait de voir que personne n’avait tendu vers lui une main secourable. Sa fesse lui faisait un mal de chien. Nul doute qu’il aurait un hématome qui viendrait abîmer sa carrosserie. Heureusement qu’il n’y avait personne dans sa vie en ce moment pour se rendre compte de l’étendue des dégâts.
Il était sorti des toilettes et avait regagné sa voiture oubliant complètement son envie de bonbons. Il avait rejoint sa grand-mère pour trouver la douceur et la bienveillance dont son amour propre avait tant besoin après cette mésaventure. Celle-ci lui avait préparé une poche de glace puis lui avait donné un tube de pommade à l’arnica pour éviter que son anatomie ne prenne toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Enfin confortablement installé dans les coussins du sofa en rotin de la terrasse, il avait pris une profonde inspiration comme pour expulser de ses bronches les tensions et les frustrations accumulées au cours de cette journée. Sa grand-mère était venue le rejoindre quelques minutes plus tard, une aubergine à la main. Comme à chaque fois elle allait lui demander s’il aimait la moussaka ou la ratatouille ou les aubergines grillées ou le caviar d’aubergine. Peu importait, tout ce que sa grand-mère cuisinait avec tant d’attention pour lui avait une saveur inimitable. Il s’en délectait à l’avance.
Il aimait passer une soirée en sa compagnie réconfortante. Après le repas, ils s’installaient sur la terrasse pour jouer aux échecs. C’était à ce moment là qu’elle lui narrait ses aventures. Elle commençait invariablement ses phrases par « Au fait, je t’ai raconté le jour où… » et c’était parti. Entre deux coups, il savourait l’anecdote. Il la soupçonnait parfois de se lancer dans ses histoires pour détourner son attention du jeu. Elle était assez maligne pour ça. Mais il n’avait jamais abordé la question avec elle. Il aimait l’idée de se faire rouler par sa grand-mère pour lui faire plaisir. Lorsque le temps ne permettait pas de séjourner sur la terrasse, ils se retrouvaient à partager leur complicité devant le poêle qui ronronnait doucement. Une fois que la douleur de son postérieur s’était atténuée, il était allé retrouver sa grand-mère dans la cuisine. Elle réglait le thermostat du four et le regardait avec un air de conspiratrice.
« Qu’est-ce que tu viens zieuter là, c’est une surprise ! »
Si Adelnas s’en remettait aux informations que lui transmettaient ses narines, il y aurait une douceur à la fin du repas. Sans le savoir, sa grand-mère allait satisfaire son envie de sucre. Il avait souri, attendri par son air de gamine prise en flagrant délit. Il se l’imaginait fort bien avec des couettes, quelques soixante années plus tôt, inclinant la tête avec son sourire angélique pour signifier son innocence à ceux qui auraient pu penser qu’elle avait fait une bêtise. Au moment de partir, il avait remarqué sur le guéridon de l’entrée un petit train en bois.
« C’est quoi ça ? Avait-il demandé en avançant le menton vers l’objet.
– C’est un jouet de ton père. Il adorait ce train quand il était petit. Je l’ai retrouvé dans le grenier en faisant du rangement. Je l’ai mis de côté pour toi. Si tu le veux il est à toi. »
Adelnas avait regardé le petit train attentivement. Une locomotive rouge, un wagon bleu, un autre jaune et un vert pour finir. Il était rutilant et semblait prêt en emporter celui qui se laisserait aller à la rêverie. Il avait trouvé l’objet tout à fait approprié pour l’accompagner dans ses phases de rêves éveillés. Il avait plaqué deux bises sincères sur les joues douces et ridées avant de rentrer chez lui le cœur allégé comme à chaque fois qu’il passait du temps avec la vielle dame.
Il n’avait pas réussi à identifier l’origine du vacarme qui l’avait tiré de sa rêverie. Le petit train trônait sur la table basse de son salon, seul vestige de cet instant de quiétude. Il s’extirpa du canapé en grimaçant de douleur et se dirigea vers la porte fenêtre du balcon. Il lui avait semblé que le bruit provenait de la cour de son immeuble. Il s’approcha de la balustrade et jeta un regard en contre-bas. Un vélo gisait au sol, la roue arrière tournant encore à vive allure pour témoigner de la violence de la collision. Les conteneurs à poubelle étaient renversés et des déchets jonchaient le sol autour d’une jeune femme couchée sur le côté et qui serrait dans ses mains son genou ensanglanté. Adelnas se dit qu’il tenait là une revanche sur le destin qui l’avait si durement humilié la veille. Il sortit de son appartement aussi rapidement que sa douleur à la fesse le lui permettait et gagna la cour de l’immeuble. Lorsqu’elle le vit, la jeune femme retint ses larmes pour tenter de faire bonne figure. Elle avait l’avant-bras gauche écorché du poignet jusqu’au coude et le genou gauche en sang.
« Est-ce que vous pouvez remuer le bras ? demanda Adelnas
– J’ai mal lui répondit-elle tandis que le sang semblait s’être retiré de son visage. Je me sens pas bien, j’ai envie de vomir
– Je vais appeler les pompiers
– Non, c’est rien, c’est juste le choc, ça va aller se dépêcha-t-elle d’ajouter.
– Je n’en sais rien, vous aviez votre casque mais si ça se trouve vous vous êtes cassé le bras. Je préfère appeler les secours pour qu’ils vous emmènent aux urgences et que vous passiez une radio.
– Je vous assure que ce n’est pas la peine » lui répondit-elle sans grande conviction.
Il composa sur son portable le numéro d’urgence et expliqua la situation puis lui passa l’appareil afin qu’elle réponde aux questions du médecin. Pendant qu’elle apportait les précisions demandées, il redressa le vélo dont la roue avant semblait quelque peu voilée. Il ramassa les déchets épars et remit les bacs à ordure en place. Puis il revint s’asseoir à côté d’elle.
« Merci de votre aide, lui dit-elle. Puis avec un pauvre sourire elle ajouta, je m’appelle Dodcy.
– Moi c’est Adelnas. Je suis enchanté de vous connaître bien que les conditions ne soient pas des plus académiques. Vous m’avez l’air assez douée en voltige. Moi mon truc c’est plutôt le patinage artistique sur grain de raisin. »
Il entreprit de lui raconter sa mésaventure du supermarché, ce qui eut pour effet de la faire rire malgré sa douleur. Il lui proposa de l’accompagner aux urgences mais elle refusa tout net. Alors il désigna le vélo appuyé contre les conteneurs à poubelle
« Vous voulez que je le ramène chez vous ?
– Heu… C’est à dire que j’habite une caravane et je n’ai pas les clés parce que… Pfff ! Il faudrait que je vous raconte ma vie pour que vous compreniez ajouta-elle en souriant
– Je peux vous le garder chez moi et même m’occuper de vous le faire réparer. Vous viendrez le récupérer lorsque vous serez en état de le faire. Ça vous va ?
– Vous alors, vous êtes vraiment sympa. Je veux bien. Mon vélo c’est super important pour moi. C’est mon véhicule vous comprenez ?
– Je vois. Je vous laisse mon numéro et si vous avez besoin d’aide, n’hésitez pas. »
Les pompiers venaient d’arriver. Il attendit qu’elle soit installée sur le brancard et qu’ils aient refermé les portes. Tandis que l’ambulance s’ébranlait, il lui adressa un petit signe de la main. Puis il resta planté à regarder les feux arrières disparaître dans l’ombre. Un crapaud quelque part dans les buissons du parc voisin commença sa mélopée. C’est alors seulement qu’il se rendit compte que la nuit était tombée. Il saisit le vélo et se dirigea vers son immeuble.
Ce jour de repos avait été morne et sans intérêt, seule la rêverie lui avait procuré un moment de bien-être jusqu’à ce que cette mystérieuse cycliste fasse une irruption fracassante dans sa journée. Il décida d’avaler une part de pizza qui traînait encore dans sa boîte, souvenir d’une soirée entre copains la veille de sa prestation acrobatique. Puis après une douche bien chaude il partit se coucher.
Il avait l’impression qu’il venait juste de poser sa tête sur l’oreiller quand la sonnerie de son téléphone le tira d’un rêve étrange où il faisait du vélo à toute berzingue dans les vignes. Il envoya la main vers son chevet pour se saisir de son portable. Il ne connaissait pas le numéro qui s’affichait et il ne reconnu pas d’avantage la voix qui lui dit :
« Vous êtes Adelnas ? »
Encore embrumé de sommeil il répondit d’un grognement tout en jetant un œil à son radio-réveil. Minuit quinze !
La voix reprit :
« Je suis désolée de vous déranger à l’heure qu’il est mais je ne sais pas qui appeler. Les pompiers m’ont amenée aux urgences mais ils n’assurent pas le trajet de retour. Comme je n’ai pas les clés de ma caravane, c’est compliqué, je…
– Dodcy ? C’est vous ? »
Adelnas était complètement réveillé. Il en oublia de ménager sa fesse en se redressant sur son lit. Tout en cherchant des yeux les vêtements qu’il allait enfiler il reprit :
« Ne vous inquiétez pas, on va trouver une solution. Je viens vous chercher à l’hôpital et vous me raconterez votre vie pour que je comprenne le pourquoi du comment vous en êtes arrivée à défoncer avec votre vélo les bacs poubelles de mon immeuble. A tout de suite ! »
Il acheva de s’habiller rapidement passa une main dans ses cheveux en se regardant dans le miroir de l’entrée et dévala l’escalier pour voler au secours de celle qui semblait vouloir chambouler son trop paisible quotidien.
Isabelle.
Production personnelle dans le cadre du premier défi d’écriture.
Photos : CC0 Pixabay
chouette ! le point qui surnage à la suite de cette belle rencontre est « un défi! »
voilà qui me serait utile dans mon élan d’écriture…
à quand la programmation du prochain défi ?
Merci Cath ! Le prochain défi… l’année prochaine ! 😉
J’aime beaucoup Isabelle ! Tellement happée par l’histoire que j’en ai oublié le défi . Il est relevé haut la main et de bien jolie manière. Comme chez vous semble t il j’ai hâte de lire la suite… Merci pour ce moment
Bonjour Sylvie ! Merci beaucoup, je suis bien contente de vous avoir happée avec mon histoire 😉
chouette ! 🙂
Merci Isa !
Hé bé! On est loin des élucubrations de comptoir. Très belle histoire. Ce que je trouve de remarquable et… particulièrement habile, c’est que les « mots », comme dans ces jeux d’illusions d’optique, les trompe-l’œil ou les rébus, sont totalement noyés dans l’histoire – c’est le but du défi dira t-on – et ils sont quasi transparents, au point de ne plus pouvoir les discerner nettement et de se laisser envahir par l’intrigue, rendant ainsi leur « quête » encore plus attrayante. On a beau dire: _ Et thermostat là-dedans? Va bien falloir le placer!… Vlan! Et le voilà sur… Lire la suite »
Merci pour les fleurs Gé ! Adelnas et Dodcy n’ont peut-être pas fini de vous surprendre, tout le monde veut savoir la suite à la maison ! Ils ne veulent pas se contenter de leur imagination… En tous cas, je note qu’ils peuvent passer boire un coup chez Gérard !
Merci pour cette petite douceur aussi savoureuse qu’impromptue ! ^^
Merci Pascale, ravie que ça vous plaise 🙂
j’aime bien la musique que j’entends derrière les lignes de votre histoire et la place qu’elles laissent à notre imagination pour entrevoir tous les émois d’une première rencontre….
Merci Marc ! 🙂