Après avoir vu que la simplicité pouvait être une source insoupçonnée d’inventivité, j’avais envie de poursuivre ma réflexion en vous parlant des contraintes implicites. Cette notion est directement liée à l’énigme des neuf points que je vous ai soumise dans mon précédent billet. Dans une consigne ou un énoncé, chaque mot compte mais pas seulement. En plus des contraintes explicites réelles, chaque individu peut introduire des consignes supposées ou contraintes implicites. Celles-ci compliquent les problèmes à résoudre et sont source d’incompréhension.
Afin de poursuivre ma réflexion sur la simplicité, j’appelle à la rescousse Marcel Proust :
Le véritable voyage de découverte ne consiste pas à chercher de nouveaux paysages, mais à avoir de nouveaux yeux.
C’est bien de cela qu’il s’agit : avoir de nouveaux yeux. Changer notre regard sur les choses, les gens et le monde. Cela est salutaire, non seulement pour résoudre des énigmes et des problèmes mais aussi dans notre vie de tous les jours.
Changer de regard sur les choses et le monde
Les événements auxquels nous sommes confrontés nous affectent plus par la manière dont nous les percevons que par leur nature. Je ne me souviens plus où j’ai lu un témoignage du moine bouddhiste Matthieu Ricard. Il donnait en exemple deux attitudes différentes face à une même situation : les abondantes pluies de la mousson au Tibet. Deux personnes étaient venues le rejoindre dans un monastère. Pour traverser la cour sans patauger dans les flaques il fallait sauter d’une dalle à l’autre. L’une des personnes était arrivée en maugréant contre toute cette eau lâchée par le ciel et toute cette gadoue au sol qui rendait la traversée de la cour si désagréable. L’autre avait traversé la cour en sautant d’une dalle à l’autre et avec un grand sourire s’était amusée de la situation qui lui avait rappelé lorsqu’elle jouait à la marelle enfant. Une situation identique, deux personnes et deux perceptions qui génèrent des émotions bien différentes. Avoir de nouveau yeux c’est chercher le positif d’une situation, chercher le parti qu’il est possible d’en tirer.
L’énigme des neuf points
Dans mon précédent billet, je vous avais laissé en pleine réflexion sur une petite énigme. Je n’ai pas eu de retour donc je ne sais pas si vous avez pris le temps d’y réfléchir. Peut-être que vous n’êtes pas d’humeur joueuse en ce moment. Si c’est le cas, c’est bien dommage mais ça reviendra. Je vais quand même vous donner la solution de cette énigme qui nous questionne sur la notion de contraintes implicites et d’enfermement spontané.
Pour mémoire, je vous avais proposé l’énigme suivante pour questionner nos idées limitantes, celles qui justement nous empêchent d’avoir les nouveaux yeux dont nous parle Proust.
Voici neuf points disposés en carré :
Essayez de passer une fois sur chacun de ces points en traçant quatre segments de droite consécutifs sans lever le crayon.
Pour une grande majorité, les personnes qui essaient de résoudre cette énigme (et j’en fais partie) déclarent que c’est impossible après avoir réalisé quelques essais qui ressemblent à peu près à ça :
La contrainte implicite, c’est ce qu’Albert Jacquard appelle aussi l’enfermement spontané. L’individu confronté à un problème s’impose de lui-même des règles non décrites dans l’énoncé du problème. Ces règles additionnelles l’enferment dans une contrainte supplémentaire qui peut rendre le problème apparemment insoluble.
C’est exactement ce qui nous occupe dans le cas de cette énigme. La solution consiste à sortir du cadre. Il suffit de prolonger deux de ces segments de droite hors du carré formé par les neuf points :
Contraintes implicites : pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?
Si peu de personnes proposent ce tracé, c’est parce que pour la plupart, les gens tiennent compte d’une contrainte non exprimée qu’ils ont spontanément admise : le tracé doit être contenu dans la limite du carré formé par les neuf points. Cela est dû au fait que la personne applique une règle qui dit que pour joindre deux points par un segment de droite, il faut tracer une ligne droite d’un point à l’autre sans dépasser les points. Or, l’énoncé de l’énigme ne mentionne aucune règle de la sorte. La consigne ne donne qu’une contrainte prescrite qui est « Essayez de passer une fois sur chacun de ces points en traçant quatre segments de droite consécutifs sans lever le crayon »
Il suffit donc de supprimer la contrainte implicite pour que la solution apparaisse. Mais il est très difficile de se débarrasser d’une contrainte non exprimée, de s’efforcer de regarder avec des yeux différents. Ce phénomène se trouve souvent à la racine de nombreux problèmes de compréhension entre personnes, qu’il s’agisse de conjoints, d’amis ou de relations d’enseignant à élève, les uns s’efforçant de résoudre un problème en y intégrant une contrainte non exprimée qui fait que les autres ne comprennent pas ce qu’il y a de compliqué…
Lorsque nous comprenons quelque chose, il faut se souvenir du cheminement intellectuel qui a été le nôtre et qui nous a permis d’utiliser ces nouveaux yeux. Ainsi nous serons en mesure d’admettre que d’autres que nous ne puissent pas encore comprendre. Pas encore, parce que le jour où ils utiliseront leurs nouveaux yeux, eux aussi comprendront.
Reformuler pour mieux comprendre
Lorsqu’une question difficile surgit, entraînons-nous à la formuler différemment pour changer de perspective. C’est un peu comme si nous nous trouvions devant un objet inconnu. Nous ne resterions pas planté à le regarder. Nous en ferions le tour et nous l’examinerions sous toutes ses coutures pour le découvrir sous de nouveaux angles, jusqu’à ce que nous comprenions enfin ce dont il s’agit parce que nous nous serons donné les moyens d’utiliser de nouveaux yeux. Alors nous serons en mesure de comprendre son fonctionnement ou son utilité. Scruter un objet c’est l’équivalent de reformuler un problème.
Penchons nous sur un exemple concret pour comprendre. Un homme contemple un tableau qui représente un homme et il vous déclare :
Je n’ai pas de frère et le père de cet homme est le fils de mon père
La question est la suivante : quel est le lien de parenté entre le contemplateur et le portrait représenté ?
Il est possible que certains d’entre vous se prennent une migraine pour trouver la réponse à cette question, sauf s’ils reformulent les informations données. Nous savons que le contemplateur n’a pas de frère puisqu’il nous l’a dit. Voici ce qu’il pourrait vous dire en guise de réponse :
Le père de l’homme représenté sur le tableau est le fils de mon père. Or si je n’ai pas de frère, alors le fils de mon père c’est forcément moi-même. Donc je suis le père de l’homme représenté sur le tableau. Ce portrait est celui de mon fils.
La manière dont un problème est énoncé peut créer à elle seule une difficulté de compréhension. Ce n’est pas parce que quelqu’un ne réussit pas çà répondre à la question qu’il est moins intelligent que ceux qui y parviennent. Ce que nous pouvons retirer comme enseignement, c’est que lorsqu’un problème complexe se présente, il est utile de le reformuler pour en faciliter la compréhension.
Il est plus facile d’attraper un broc muni d’une poignée plutôt qu’une bouteille, la poignée aide la personne à s’emparer de l’objet. Il en va de même pour un concept ou un problème : le reformuler revient à l’équiper d’une poignée qui permet à celui qui s’y confronte de s’en emparer pour le comprendre ou le résoudre. Cette notion est abordée par Idriss Aberkane dans son ouvrage intitulé « Libérez votre cerveau ». Je reviendrai sur ce bouquin passionnant une autre fois, comme je l’ai promis à mon ami Chico !
En résumé, sortons des sentiers battus et soyons un peu plus anti-conformistes, nous découvrirons de nouveaux paysages sans voyager, simplement parce que nous aurons de nouveaux yeux.
Prenez soin de vous,
Isabelle
Photos :
Bonhommes : CC0 Pixabay
Shémas des points : Isabelle Ducau
Aaah, le fameux « pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué »… J’ai une forte tendance à y être abonnée, mais je me soigne depuis que j’ai commencé à cherche le chemin de la simplicité 🙂 Pas toujours facile de sortir de ses propres cadres, mais incroyablement satisfaisant quand on y parvient !
Bisous et bonne semaine Isabelle ! 🙂
Merci Marianne !
Bises à toi aussi 🙂